Le 24 août 1914, Georg Trakl quitte Innsbruck pour rejoindre en Galicie le service sanitaire dans lequel il a été mobilisé. Après avoir une première fois mis en déroute les forces austro-hongroises sur les rives de la Zolota Lypa, l'armée russe livre un nouvel assaut, du 6 au 11 septembre, contre les troupes repliées à Grodek.
Sans préparation ni assistance médicale, le jeune diplômé en pharmacie se retrouve devoir soigner une centaine de blessés graves entassés dans une grange. Bouleversé par ces scènes d'horreur, le poète est transféré le 7 octobre dans la section psychiatrique de l'hôpital militaire de Cracovie. Il y reçoit la visite de Ludwig Von Ficker à qui il donne lecture de ses derniers poèmes, Plainte et le terrible Grodek : « Les forêts d'automne résonnent au soir / D'armes de mort, les plaines d'or / Et lacs bleus, au-dessus plus sinistre / Le soleil roule [...] Toute route débouche en pourriture noire. »
À l'âge de 27 ans, dans la nuit du 2 au 3 novembre, Trakl meurt d'une overdose de cocaïne. Si les autorités militaires s'empressent de conclure à un suicide, le témoignage de son ami von Ficker laisse planer un doute qui demeure aujourd'hui. « Georg Trakl succomba à la guerre, note Elsa Lasker-Schuler dans un poème de 1917, frappé par sa propre main. / Et ce fut tant de solitude dans le monde. Je l'aimais. »
Des trois grandes figures de la poésie autrichienne du début du XXe siècle, Hofmannsthal (1874-1929), Rilke (1873-1926) et Trakl (1887-1914), le poète expressionniste de Grodek est certainement le plus sombre et le plus mystérieux. « Mais qui donc pouvait-il être ? » s'interrogeait l'auteur des Élégies de Duino. C'est à cette question que Michèle Finck s'efforce de répondre en traduisant ses poèmes les plus significatifs et en méditant sur cette « oeuvre-destin ». Trakl appelait Rimbaud son « frère à la plainte violente » et Hölderlin, son « frère » au « chant doux ». Dans ces Chants de l'Enténébré, le poète nous donne à entendre une matière sonore et rythmique entièrement nouvelle, comme la voix même de notre modernité en détresse.