Les origines de la Statique - I
Duhem a consacré une grande partie de son labeur à l'histoire des sciences. Celle-ci n'était pas pour lui un simple objet de curiosité, car il pensait qu'on ne peut avoir une idée juste sur la science, si l'on se borne à la considérer dans son état actuel. Il était en même temps capable de faire oeuvre d'érudit, qui remonte aux sources, compulse et compare les manuscrits, examine les écritures et propose des corrections de textes.
Ses deux volumes sur les origines de la statique témoignent d'une réelle maîtrise dans ce genre d'études. Duhem nous montre les deux impulsions que la statique a reçues dès l'origine. Dans l'une, apparaît la tendance d'Archimède où l'on cherche à construire une statique entièrement indépendante de la dynamique sur le modèle des éléments d'Euclide, en ramenant par une analyse patiente les cas les plus complexes aux équilibres simples et élémentaires ; l'autre source, essentiellement synthétique, peut être rattachée à Aristote.
Duhem, en étudiant l'histoire de cette seconde tendance, met en évidence le rôle au XIIIe siècle de l'école d'un certain Jordanus de Nemore, né suivant lui à Nemi en Italie, et chez qui il aperçoit une ébauche de la méthode des travaux virtuels. Jordanus et ses successeurs postulent en effet que « ce qui peut élever un certain poids à une certaine hauteur peut aussi élever un poids n fois plus grand à une hauteur n fois plus petite ». Il est assurément remarquable de trouver dans cette école du moyen âge un appel incontestable au principe que Descartes prendra pour fondement de la statique, et qui, grâce à Jean Bernouilli et à Lagrange, deviendra la proposition fondamentale de la science de l'équilibre.
Émile Picard, La vie et l'oeuvre de Pierre Duhem
La science mécanique et physique dont s'enorgueillissent à bon droit les temps modernes découle, par une suite ininterrompue de perfectionnements à peine sensibles, des doctrines professées au sein des écoles du moyen âge ; les prétendues révolutions intellectuelles n'ont été, le plus souvent, que des évolutions lentes et longuement préparées ; les soi-disant renaissances que des réactions fréquemment injustes et stériles ; le respect de la tradition est une condition essentielle du progrès scientifique.
Pierre Duhem, Les origines de la Statique - I
La Science, en sa marche progressive, en connaît pas les brusques changements ; elle croît, mais par degrés ; elle avance, mais pas à pas. Aucune intelligence humaine, quelles que soient sa puissance et son originalité, ne saurait produire de toutes pièces une doctrine absolument nouvelle. L'historien ami des vues simples et superficielles célèbre les découvertes fulgurantes qui, à la nuit profonde de l'ignorance et de l'erreur, ont fait succéder le plein jour de la vérité. Mais celui qui soumet à une analyse pénétrante et minutieuse l'invention la plus primesautière et la plus imprévue en apparence, y reconnaît presque toujours la résultante d'une foule d'imperceptibles efforts et le concours d'une infinité d'obscures tendances. Chaque phase de l'évolution qui, lentement, conduit la Science à son achèvement, lui apparaît marquée de ces deux caractères : la continuité et la complexité.
Ces caractères se manifestent avec une particulière netteté à celui qui étudie les origines de la Statique.
Pierre Duhem, Les origines de la Statique - II