Peut-être il y aurait deux vies. L'une serait au contact de
l'air. Oxydable. Tangible. Exposée. Pleine d'aventures en
somme : les coudes qu'on reçoit dans l'estomac, le regard qu'on
croise, la main qui frôle le coeur, l'oiseau dans le jardin, la
fourchette qui se coince dans la dent creuse...
Et l'autre invisible, enfoncée, radicale, silencieuse, reliée à
la première peut-être mais sans qu'on puisse en établir la
preuve, tirant d'elle sa substance sans doute mais par des voies
qu'on ignore, tellement discrète, tellement secrète qu'on
l'oublierait, si peu bouge-t-elle...
En apparence.
Et c'est cette vie, recluse dans son terreau solitaire, cette
immobilité convulsive, cet informe nodule de souvenirs, de rêves
et d'émotions décomposés, cette présence improbable à laquelle
il n'arrive rien, jamais, cette masse confuse enfouie dans
quelles profondeurs délaissées - c'est cela qui de temps en
temps, sans qu'on sache pourquoi ni comment, fait des feuilles.
Ainsi écrivais-je il y a quelques années, en réponse à
l'enquête de la Maison de la Poésie de Nantes : toute poésie est-elle
au fond écriture de l'aventure de sa vie dans la langue ?
On peut considérer le présent recueil comme l'illustration
paradoxale de ce texte. Car comme de juste, c'est de
l'immobilité convulsive que naissent les aventures les plus
intenses et les plus singulières : tel est le pouvoir des mots, et
leur aptitude à fracasser les remparts du possible.