Au printemps 1957, en pleine guerre d'Algérie,
un jeune écrivain juif de Tunisie, qui «n'est ni
français ni tunisien, et à peine juif» (A. Camus),
brosse sans hargne ni fracas un terrible Portrait du
colonisé précédé d'un Portrait du colonisateur : plus
démonstratif que ceux de Césaire, moins violent que
ceux de Fanon, moins théorique que ceux de Sartre
et d'un genre totalement nouveau en sociologie,
cet ouvrage inspira dans les décennies suivantes de
nombreux mouvements sociaux et régionalistes, après
avoir servi de bréviaire à la plupart des mouvements
indépendantistes à travers le monde.
Un demi-siècle plus tard, le Portrait du décolonisé
arabo-musulman et de quelques autres (2004)
établissait à contre courant un bilan sans concession
des décolonisations, concluant à une permanence
remarquable, en ce contexte comme en d'autres, du
«duo» constitué par les dominants et les dominés.
Entre ces deux essais fondateurs, Albert Memmi,
né en 1920, composa encore plusieurs portraits ou
autoportraits, comme ce magistral Portrait d'un Juif en
deux volumes (1962 et 1966) qui considère l'existence
de l'État d'Israël comme une solution possible au
«malheur d'être juif».
Enfin, avec L'Homme dominé (1968) ajoutant à
cet inventaire des portraits du noir, du prolétaire, de
la femme et du domestique, cette longue et ambitieuse
recherche aboutit à un impossible «portrait global
de l'homme dominé» qui établirait la somme de nos
aliénations et des réponses de défense ou d'abandon que
nous y apportons.
C'est sous l'angle d'une poétique du portrait, entre
fiction et réflexion et en suivant la dynamique d'une
oeuvre dialoguant sans cesse avec son siècle qu'est établie
cette édition critique. En montrant que ces textes, pour
coller à l'évolution du monde moderne, sont conçus
comme complémentaires et évolutifs, elle dresse pour
la première fois un détonnant procès du postcolonial au
Maghreb, et ailleurs.