C'est un conte que Prokhor Menchoutine, situé dans une petite ville de province russe à l'époque soviétique. On y rejoue, sans le savoir (mais Prokhor, lui, le sait), le monde magique des contes russes. Ils sont tous là, les héros du genre : parias, inadaptés, princes découronnés. Mais c'est aussi l'imaginaire européen qui est convoqué sous l'habit de Cendrillon de la bourgade soviétique : la Comédie des erreurs de Shakespeare, les Contes de Grimm, et surtout ceux de Perrault. Le récit s'achève par un grand bal au «Palais» (le palais de la Culture local) le soir de la mise en scène tant attendue de Cendrillon. Mais qu'adviendra-t-il de la bourgade ensorcelée au douzième coup de minuit ?
Chacun son grain de folie en ce monde de la féerie russe, des lubies loufoques, des songe-creux, des dormeurs nés qui, telle la tante Pacha, vont dormir comme on va au cinéma : pour voir des rêves. Prokhor est un clown raté qui, petit garçon, se sculptait le nez avec un fer à repasser aux braises chaudes ; c'est lui qui entraîne toute la bourgade dans sa mystification, et, l'instant d'une fête, lui fait croire que tout est interchangeable. Il devine les pensées d'autrui, gagne des paris absurdes ; pourtant cet adepte exalté de Dionysos, égaré dans la province soviétique, est aussi un naïf, un blessé de la vie. Mais le peuple russe a toujours considéré loufoques et saltimbanques comme des hommes de Dieu.
Ce conte de Kharitonov est le premier volet d'une trilogie intitulée «Une philosophie provinciale». Son réalisme magique reprend la grande tradition gogolienne. Ecrit pendant l'époque de la «stagnation», c'est-à-dire le brejnevisme, publié avec un retard de quinze ans dû à l'inadaptation du texte au soviétisme ordinaire, il ne ressemble à rien, n'étant ni soviétique ni dissident : il est ailleurs, démontrant que le rêve est indissociable de la vie, que la Russie, même soviétique, continue d'être le pays des chimères et coquecigrues.